Voici une nouvelle normande de chez nous. Cette histoire originale m'a été inspirée par les séjours du théâtre ambulant Nardy à Créances dans les années 1920.

 

    Elle est proposée en français et en patois.

 

Le peureux qui voulait faire peur

Le théâtre Nardy sur la place de Créances
Le théâtre Nardy sur la place de Créances (cliquer pour aggrandir)

Dans les années mil neuf cent vingt, le théâtre Nardy installait sa tente pour un mois sur la place de la Liberté à Créances. Il n’avait que quatre acteurs : le patron, sa femme et leurs deux enfants. Monsieur Nardy embauchait des jeunes de la commune pour être figurants.

Georges Langot était pris chaque année. C’était un grand gaillard bien fait, doté d’une belle voix qu’il modifiait à volonté. Il avait des dons d’acteur certains et enchantait les spectateurs.

Un dimanche en fin d’après-midi, après une séance, trois hommes en discutaient au café Chauvin en buvant leur deuxième tasse de café arrosée d’une demoiselle[1] de calvados. Deux, Ribot et Carat, venaient du théâtre. Le troisième Macou, un homme de taille ordinaire, sec et nerveux, n’y allait plus depuis que Langot y tenait un rôle.

— Si tu le voyais, lui disait Ribot en vidant sa tasse, quand il joue le champion de lutte qui n’a peur de personne, on croirait qu’il l’est.

— Tu me fais rire, lui répliqua Macou, Langot un as de la lutte ? Non ! C’est vrai qu’il a une bonne taille, mais il ne sait pas s’en servir.

Macou n’aimait pas Langot. Cousins, ils demeuraient côte à côte et étaient propriétaires dans la lande, chacun de cinq pièces de terre imbriquées les unes dans les autres. Macou voulait que son cousin lui vende les siennes. Langot refusait d’abandonner un bien de famille.

Macou s’adressa à Carat.

—Je suis sûr de ce que je dis : Langot est un grand nigaud, un paresseux. Il ne travaille pas, il bricole. Il s’occupe de deux douzaines de moutons. Il va à la pêche pendant les marées et flâne le reste du temps.

Comme c’était son tour de payer, Macou appela la mère Chauvin.

— Apportez-nous un autre café et deux demoiselles chacun.

La patronne s’empressa de les servir. En silence, les trois hommes versèrent une demoiselle dans leur café puis le goûtèrent.

En reposant sa tasse sur la table, Ribot reprit :

— Je sais bien que Langot ne travaille pas aussi durement que toi. Il a quand même une quarantaine de moutons, et non pas deux douzaines comme tu dis, qu’il soigne dans ses pièces des landes. Il est célibataire et a choisi de vivre comme ça. Il s’occupe et cette vie lui plaît. Et puis il aime se distraire ; jouer au théâtre Nardy lui va bien.

Macou l’avait écouté en buvant son café et son calvados. Ce que disait Ribot lui déplaisait beaucoup. Il répliqua :

— Pour moi, Langot est un bon à rien et un froussard.

— Ce n’est pas un froussard, dit Carat.

— Un peureux, je vous dis. Tous les soirs avec sa grande hotte sur le dos, il va voir ses moutons au vieux chêne dans ses pièces. Il n’y reste jamais quand la nuit vient. Il croit aux fantômes, aux garous, aux dames blanches qui hantent la lande. Moi, déclara-t-il après avoir reposé sa tasse vide sur la table, je dis qu’il a peur d’y rester tard.

— Comment peux-tu dire ça ? demanda Ribot.

— J’en suis sûr, affirma Macou d’une voix forte, et je vais vous le prouver dès ce soir. On passe chez moi prendre un sac et on va à mon étable près de pièces de Langot. Là, je lui donnerai la peur de sa vie. Vous le verrez se sauver. Peut-être bien qu’il grimpera bien vite en haut du vieux chêne croyant se mettre à l’abri, ajouta Macou dans un éclat de rire.

Les deux autres ne savaient plus quoi dire. Echauffés par les demoiselles, ils rirent aussi du bon tour qu’allait jouer Macou à Langot.

Dans le café, ils n’avaient pas remarqué qu’un jeune garçon avait tout entendu. Il sortit derrière eux et s’en alla à grand pas.

Arrivés sur place, Macou et ses amis entrèrent dans l’étable. Elle n’avait pas de fenêtre et fermait par une porte de mauvaises planches. Un tas de bois à brûler se trouvait au fond. Son grenier était fait de quelques perches chargées de foin.

Macou sortit de son sac deux grands draps blancs et s’en couvrit le corps. Sous les yeux surpris de Ribot et de Carat, il se transforma en fantôme, puis il leur dit :

— Nous allons surveiller ici l’arrivée de Langot. Quand il sera au bout du chemin, je me cacherai dans le bois et vous dans l’étable. Au travers des fentes de la porte, vous regarderez ce qui se passera : ce sera du vrai théâtre. Dès que Langot arrivera au chêne, je sortirai du bois en dansant les bras en croix et je foncerai sur lui en hurlant. Pris de peur, il se sauvera et grimpera dans le chêne.

Macou se cacha dans une touffe de saule. Ils attendirent vingt minutes. Langot se présenta au bout du chemin, sa grande hotte sur le dos. Seulement, il prit sur sa droite un sentier passant derrière le bois.

Ne le voyant plus au bout d’un quart d’heure, Macou sortit du saule et s’avança près du vieux chêne afin de mieux voir.

Un grognement formidable dans son dos le fit se retourner. Un ours gris qui lui sembla aussi ventru qu’une vache, la tête grosse comme un chaudron et les dents plus longues que le pouce, s’avançait sur lui en se dandinant. La bête était dressée sur ses membres arrière. Ses pattes avant fauchaient l’air et semblaient vouloir étouffer celui qu’elles attraperaient.

Pris d’une peur bleue, Macou voulut se sauver mais il s’emmêla les pieds dans les draps. L’ours avançait en grognant et en faisant voir ses crocs. Alors Macou sauta et monta sur la branche la plus basse du chêne. Il était temps, la bête sur ses talons allait l’attraper. Ses griffes s’accrochèrent aux draps. Affolé, Macou se sentit tiré en bas. Hurlant de peur, il se cramponna à la branche. Il respira lorsque les draps se détachèrent de lui et tombèrent sur le sol. L’ours se saisit du bout de la branche et se mit à la secouer. Macou grimpa au sommet du chêne. L’ours dansait sur les draps et ses cris de colère résonnaient loin sur la lande.

Dans l’étable, Ribot et Carat ne savaient pas où se cacher derrière la porte sans serrure. Tout tremblants, ils étaient paralysés de peur.

— Un ours ! Cela se peut-il ? demanda Ribot.

— Il s’est échappé de la ménagerie installée à Lessay, répondit Carat en prenant un morceau de bois pour caler la porte.

L’ours entendit le bruit qu’il fit. En se dandinant, il se dirigea vers la porte de l’étable.

Quand ils le virent venir, Ribot et Carat grimpèrent sur le tas de bois, montèrent dans le grenier et se cachèrent sous le foin.

L’ours enfonça la porte d’un coup d’épaule. Il poussa un grognement terrible, entra dans l’étable et reprit sa danse. Tout à coup, il s’arrêta et un gros éclat de rire sortit de sa gueule.

Alors, ses deux pattes avant saisirent sa tête et la détachèrent du corps. Le visage de Langot rouge à force de rire apparut dans la peau prêtée par Nardy, le propriétaire du théâtre. Langot s’adressa aux deux hommes enfouis dans le foin et leur déclara :

— N’ayez plus peur, le fantôme est perché tout en haut du chêne.



[1] Demoiselle. Mesure ancienne d’alcool correspondant à dix centilitres.

Le pouôyous qui voulait féire poue

Le théâtre Nardy sur la place de Créances
Le théyaôte Nardy sus la pieuche de Criyanches

Dans l’z-aônnaées mil neu chent véingt, le théyaôte Nardy instaôllait sa tente por un meis sus la pieuche de la Liberté à Criyanches. I n’avait que quate acteurs : le patraôn, sa feômme et leus deues petiots. Mousieu Nardy embauchait des jeunes de la comeune por yête fiyurants.

Georges Langot était préint touôs l’z-ans. Ch’était eun graônd gaillaôrd bieu féit, qu’avait eune belle vouée et qu’en faisait c’qui voulait. I jouait bin et les gens en’taient contents.

Eun déimaônche en fin d’arlevaée, après eune séyanche, treis hommes en distchutaient au cafaé Chauvin en b’vant leu deusieume cafaé arrouôsaé d’eune demouéseule de goutte. Deues, Ribot et Carat, v’naient du théyaôte. Le treisieume, Macou, eun homme de taôle ordinéire, sé et nerveus, n’y allait pus depis qu’Langot éin t’nait eun rôle.

— Si tu l’viyais, léin disait Ribot en veudant sa taôsse, quaond i joue l’chaômpiaon d’lutte qui n’a poue d’personne, no créirait qu’i l’est.

— Tu m’ féis rire, léin replitchit Macou, Langot eun aôs de la lutte ? Naôn ! Ch’est vraé qu’il a eune bouônne taôle, mais i sait paôs s’en servi.

Macou n’aimait paôs Langot. Couséins, i d’meuraient côte côte et étaient propriétéires, dans la laônde, chatchun de chéinq pieuches de terre mêlaées les z-eunes dans l’z-aôtes. Macou voulait qu’sen cousîn léin vende les sieunnes. Langot r’fusait d’abaôndonnaer eun bin d’faômile.

Macou s’adreichit à Calat

— J’sieues seur de c’que j’dis : Langot est eun graônd begaôd, eun féignant. I n’travaôle paôs, i busoque. Il s’otchuppe de deues douzannes de moutons. Il va à là pêque es maraées et fllaônne le reste du temps.

Mo qu’ch’était sen taon de pouôyin, Macou app’lit la mére Chauvîn.

— Apportaez-nous eun aôte cafaé et deues demouéseules chatchun.

La patronne s’depéchit d’les servi. Saôns s’préchin, les treis hommes versîtent eune demouéseule dans leur cafaé, pis le gouôtîtent

En r’posant sa taôsse sus la tabe, Ribot arprint :

— J’sais bin qu’Langot n’travaôle pas aussi du qu’tei. Il a quaônd même une quaraôntanne de moutons, et pas deues douzannes mo qu’tu dis, qu’i souôgne dans les laôndes. Il est célibatéire et a chouési de vive mo cha. Il s’otchuppe et ch’te vie léin pllait. Et pis il aime se distréire ; jouer au théyaôte Nardy léin va bin.

Macou l’avait écoutaé en b’vant sen cafaé et sa goutte. C’que disait Ribot léin dépllaisait biaoncoup. I répllitchit :

— Por mei, Langot est eun baon à rin et yeun froussaôrd.

— Ch’est paôs eun froussaôrd, dit Carat.

— Eun pouôyous j’vous dis. Touôs les seirs aveu sa graonde hotte sus l’dos, i va vei ses moutons au vueu tchêne dans ses pieuches. I n’éin reste jaômais quaond la nint vyit. I creit es faontômes, es garous, es daômes bllaonches qui haôntent la laônde. Mei, qu’i décllarit après avei r’posaé sa taôsse veude sus la tabe, j’dis qu’il a poue d’éin restaer taôrd.

— Motchi qu’tu peus dire cha ? d’maôndit Ribot.

— J’en sieus seûr, affirmit Macou d’eune vouée forte, et j’vais vous l’prouvaer dès à sei. No paôsse tchueu mei prende eune pouque et no va à m’n’étabe près des pieuches de Langot. Là j’léin donnerai la poue d’sa vie. Vous l’verraez se saôvaer. P’t-ête bin qui gréimp’ra bieu vite en haôt du vueu tchêne criyant s’mette à l’abri, ajoutit Macou dans eun écllat d’rire.

Les deux aôtes n’savaient pus tchi dire. Ecaôffaés par les d’mouéseules, i rirent itou du bouôn taon qu’allait jouaer Macou à Langot.

Dans l’cafaé, i n’avaient paôs r’martchien qu’eun jeune garçaon avait tout entendu. I sortit derriére yeus et s’en allit à graônd paôs.

Arrivaés sur pieuche, Macou et ses aômis entrîtent dans l’étabe. O n’avait paôs d’fenéte et fromait par eune porte de maôvaises pllanches. Eun taôs d’boués à brûlaer s’trouvait au fond. Sen solin était féit de tchiques perques chargies de fouôrrage.

Macou sortit d’sa pouque deues graônds draôps bllancs et s’en couvrit le côrps. Souôs les uus sueurprins de Ribot et d’Carat, i s’transformit en faontôme pis i leu dit :

— No va sueurvillin ichin l’arrivaée de Langot. Quaônd i s’ra au bout du qu’min, j’me much’rai dans l’boués et vous dans l’étabe. A travers les fentes de la porte, vous yett’raez c’qui s’paôss’ra ; cha s’ra du vrai théayôte. Dès qu’Langot arriv’ra au tchêne, j’sortirai du boués en daônchant les braôs en croué et j’fonc’rai sus li en hueurlant. Prins d’poue, i s’saôv’ra et gréimp’ra dans le tchêne.

Macou s’muchit dans eune touffe de saô. I z-écoutîtes véingt minutes. Langot s’présentit au bout du qu’min, sa graônde hotte sus l’dos. Seul’ment, i préint sus sa dreite eune ruette paôssant derriére le boués.

Ne l’viyant pus au bout d’eun quart d’heure, Macou sortit du saô et savaônchit près du vueu tchêne afîn d’mueus vei.

Eun grogn’ment formidabe dans sen dos l’fit se r’touôrnaer. Eun ouôrs gris qui léin sembllit aussi ventru qu’eune vaque, la téte grosse mo eun caôdraon et les dents pus longues que l’pouce, s’avaônchait sus li en s’daôndinant. La béte était drechie sur ses menbes arriéres. Ses pattes avant faôtchaient l’air et sembllaient voulei étouffaer celui qu’o z-attrap’raient.

Préint d’eune poue blleue, Macou voulut s’saôvaer mais i s’emmélit les pyids dans les draôps. L’ouôrs avaônchait en grognant et en faisant vei ses crocs. Alôrs Macou saôtit et montit sur la braônque la pus baôsse du tchêne. Il’tait temps, la béte sus ses talons allait l’attrapaer. Ses griffes s’accrochîtent es draôps. Affolaé, Macou se senti halaer en baôs. Huerlant de poue, i’s’craômponnit à la braônque. Il respirit quaônd les draôps se détatchîtent de li et teumbîtent baôs. L’ouôrs préint l’bout d’la braônque et s’méint à la secouaer. Macou gréimpit en haôt du tchêne. L’ouôrs daônchait sus les draôps et ses cris d’colére résonnaient loin dans la laônde.

Dans l’étabe, Ribot et Carat ne savaient paôs yoù s’muchin derriére la porte saôns serreure. Tout trembllants, il’taient paralysis de poue.

— Eun ouôrs ! A s’peut-i ? d’maôndit Ribot.

— I s’est écapé d’la ménagerie éinstaôlée à Lessay, repondit Carat en prenant eun morcé d’boués por calaer la porte.

L’ouôrs entendi le brit qu’i fit. En s’daôndinant, l s’dirigit sus la porte de l’étabe.

Quaond i l’vîtent veni, Ribot et Carat gréimpîtent sur l’taôs de boués, montîtent dans l’solin et s’muchitent souôs l’fouôrrage.

L’ouôrs enfoncit la porte d’eun coup d’épaôle. I poussit eun grogn’ment terriblle, entrit dans l’étabe et r’préint sa daônche. Tout d’eun coup, i s’arrêtit et eun grôs écclat d’rire sortit d’se yeule.

Alôrs ses deues pattes avant préinrent sa téte et le détachîtent du côrps. La fiyure de Langot rouôge à forche de rire apparu dans la pia d’l’ouôrs prêtaée par mousieur Nardy, le propriétéire du théyaôte. Langot s’adrechit es deux hommes enfouis dans fouôrrage et leu décllarit :

— N’ayez pus poue, l’faontôme est pertchien tout en haôt du tchêne.